there is a way. c'est ce qu'on dit. je serai absente quelques jours : on m'a mis un sacré coup au moral... ouais, en fait mes amies se sont réveillées aujourd'hui, elles "s'inquiètent pour moi". donc, histoire de pas craquer et tout envoyer en l'air, je vais me concentrer quelques jours sur mon travail et éviter toute lamentation. une pression psychologique comme celle là (je ne peux pas trop en parler de peur d'être découverte, désolée de rester allusive), je dois la gérer... sans compulser. alors ça y est j'y vais ; je ne passerai pas sur vos blogs avant lundi, peut-être même plus tard. ça me permettra de faire un vrai bilan sans être trop dans l'émotion. je vous souhaite de bien beaux moments.
j'ignore comment j'arrive à éviter la boulimie, en ce moment. tous ceux qui ont déjà connu une crise sauront qu'elles sont pratiquement irrémédiables. c'est le pendant régulier (pas obligatoire, mais dans la majorité des cas) de l'anorexie. rien n'est contrôlable quand la crise est là. il m'est arrivé de descendre de chez moi à 23h et au-delà pour satisfaire le démon. l'an dernier, je vivais dirons-nous dans une structure collective au sein même de laquelle j'étais en collocation. en gros je partageais une chambre avec une autre étudiante au milieu de quatre-vingt-dix filles. horreur, bien entendu... il m'est arrivé quelquefois de m'assoir sur ma pudeur pour faire une crise, pas souvent. quand on vit en communauté, il faut trouver une raison pour s'absenter, il faut trouver une raison pour être seule, il faut toujours se justifier. je me sentais prisonnière même de mes amies - camarades, dirons-nous. le supermarché le plus proche était à 30 minutes à pieds, ce qui n'est pas si loin en fait, mais sortir, marcher, acheter, rentrer les bras pleins du chargement, impossible... bien entendu ça m'est arrivé parfois le week end, quand nous n'étions plus qu'une dizaine à rester. mais même là généralement l'une d'elles avait besoin d'aller faire des courses, aussi. alors pareil : je n'achetais pas de quoi compulser devant elles.
vous comprenez donc que j'étais limitée et ne pouvais jamais laisser une crise se finir - ou alors elle était interrompue une heure ou deux et reprenait de plus belle après. il m'est arrivé de dépenser jusqu'à 25€ pour une soirée, à l'épicerie d'à côté, et puis de errer jusqu'à trouver un coin où je puisse être seule - la chambre étant la plupart du temps occupée par ma coloc'... et puis de me goinfrer sans fin pour finir par dégobiller sous la douche en espérant être silencieuse. il m'est arrivé aussi de trouver une impasse où je puisse me gaver seule, même en plein hiver, au risque d'être découverte.
cette année je suis en studio. j'avais très peur, au début de l'année, que tout soit pire. pour moi, solitude s'accordait avec crises illimitées jusqu'à en mourir. c'est à la fois vrai et faux. il est vrai que cette année mes crises de boulimie n'y vont pas de main morte, et peut-être qu'une crise est plus conséquente en quantité. mais ce qui est sûr c'est que quand je vais acheter de quoi compulser, j'ai la tête un peu moins embrumée par l'urgence et la panique. ça reste de la compulsion, attention, je ne me goinfre pas pour le plaisir. mais je ne sais pas... quand j'entre dans le magasin, je sais ce que je dois acheter, et je sais que je n'achèterais pas des trucs qui ne satisferont pas ma crise. je sais qu'une pizza me gave, je sais aussi que les confitures, pâtes à tartiner, c'est pas possible. alors que l'an dernier j'attrapais ce qui me venait sous l'oeil, ce qui au final ne faisait qu'accroitre la frustration de la crise, cette année je la rassasie en lui donnant ce qu'elle veut. résultat ? je fais moins de crises de boulimie.
mes deux expériences - celle de la collectivité et celle de la solitude - m'ont appris beaucoup sur la boulimie. cette année j'étais à la fois heureuse de pouvoir enfin être un peu seule, et effrayée de devoir affronter sans limites la boulimie. et finalement, l'expérience est concluante... il faut avant tout voir qu'une crise en collectivité est une souffrance aussi bête qu'inutile. je m'explique : quand je sentais la crise s'approcher, je me mettais à paniquer, surtout que les autres avaient été averties de mes tendances anorexiques, et que me goinfrer après le diner devant elles, eh bien ça ne le faisait pas. je ma rendais parfois à l'épicerie (d'à coté, donc parfois fréquentée par des filles) dans un état encore plus confus qu'en temps normal de crise (oui je sais cette phrase est bizarre, mais que voulez-vous, une crise même peut devenir normale...). je me rappelle les tremblements par peur d'être vue, je me rappelle la sueur qui coulait dans mon dos, et je me rappelle surtout avoir acheté tout et n'importe quoi. il m'était alors impossible de me concentrer, et j'attrapais dans les deux uniques rayons tout pour satisfaire un gavage qui se ferait aussi dans la panique.
au début de cette année, j'ai eu trois ou quatre mois de crises fréquentes. j'ai deux supermarchés à dix minutes de chez moi, ce qui peut paraitre effrayant pour une boulimique - toute cette bouffe, à portée de main !... eh bien je me porte quand même mieux. je me comporte mieux, en tout cas. certes, je suis toujours un cas désespéré pour ce qui est des courses, et mon placard déborde de boites de conserves, de soupes, avec au milieu un paquet de riz qui se bat en duel avec un paquet de pois cassés, et puis mon frigo ressemble au désert de gobi avec de la bière, une betterave et des yaourts 0%, mais la solitude m'a... rendue plus responsable, peut-être ? je l'ignore.
si je fais les comptes en tout cas c'est indéniable : les crises ne me mettent plus dans le rouge. c'est déjà bien. oui il m'est arrivé cette année de me rendre complètement possédée au supermarché de hard discount d'à-côté. d'acheter des pizzas, des paquets de gâteaux et de céréales, des glaces et des jus de fruits, du fromage, des crèmes dessert et de me les enfiler en rentrant chez moi. cela reste une crise de boulimie, cela reste affreux à vivre, cela reste des périodes désespérantes... mais j'ai la franche impression de m'appartenir, et je sens que je suis capable d'inverser la tendance, maintenant. il m'arrive - c'est rare, mais cela arrive - de réussir à contrôler une crise, plus ou moins. c'est un fait étonnant, et je crois que le fait d'être seule y contribue. aujourd'hui par exemple : il y avait deux jours que je n'avais pas mangé et j'ai senti la crise s'approcher à pas de géant. j'ai attrapé une pomme, puis une clémentine, et puis dans ma tête je me suis déjà vue en train de me rendre au supermarché. il y a quelques mois encore, à ce stade là, c'était fini. donc, toujours insatisfaite, j'ai commencé à mettre de l'eau à chauffer en me disant que les deux oeufs qui trainaient dans mon frigo retardait toujours l'ultime moment de l'échec. bien m'en a prise ! l'eau bouillait, et je l'ai jetée sans y avoir mis les oeufs. je m'étais fait entre temps les quatre yaourts 0% restant dans mon frigo... et j'ai réussi à me calmer.
au total donc, j'aurai mangé deux fruits et quatre yaourts. si j'avais cédé j'aurais mangé au moins six glaces, deux pizzas, un paquet de céréales avec un litre de lait, quatre paquets de gâteaux, deux litres de jus de fruits, et peut-être un ou deux sandwiches ou des pâtes avec du gruyère. et là je suis sauvée. je ne compulserai pas aujourd'hui, ni demain. je suis fière quand j'arrive à reprendre le contrôle.
quand tu me retrouveras, sur le quai de la gare de
nantes, je veux que tu me dises : "tu as maigri". c'est obscène, ce
goût de l'interdit. tu me disais "tu es belle, et c'est tellement beau
quand tout va bien". je veux que tu me dises de nouveau : "derrière tes
cuisses il y a un creux effrayant". je veux sentir tes mains caresser
mon dos, avec en filigrane l'os, l'os tellement plus sensible que ma
peau, l'omoplate saillante que je sens si bien quand tu te blottis
contre moi, et cette colonne vertébrale qui me fait tressaillir de
plaisir quand tu la frôles dans nos ébats. je veux sentir ton sexe
aussi, ton sexe contre mon ventre creux et vide. je veux sentir ton
corps rassurant, ton corps mâle, car c'est par lui que je sens le mien
exister. nous ferons l'amour sans nous préoccuper du monde, qui continue
dehors. je te dirai qu'il y a nous, et puis les autres, et nous
resterons noyés là dans un érotisme douteux, toi et ton corps trop
ample, moi et mon corps trop étroit, comme deux âmes jetées dans des
vêtements bon marché sans avoir fait les essayages.
tu
es gros et je suis maigre ; il faudra s'y faire. je ne veux surtout pas
changer pour l'instant, et si tu voulais le faire, je pense que je le
saurais. je te regarderai manger avec appétit ta mimolette en léchant
consciencieusement l'opercule de mon yaourt. tu es tellement beau, tu
es tellement tout ce que je voulais. j'ai de la chance au fond. certes,
tu vis à des kilomètres de chez moi, mais je sais que tu es là, que tu
me tiens la main, et que dans moins de deux ans, nous vivrons ensemble,
et je te verrai chaque soir manger avec appétit ta mimolette en léchant
consciencieusement l'opercule de mon yaourt. il y a des rituels
auxquels on n'échappe pas. et puis il y a des rituels qui nous
plaisent, aussi. il y a à peine un an, je t'écrivais ça. les
choses ont bien changé depuis, mais mon sentiment demeure. il y a des
maux qu'on n'enferme pas. il y a des maux qui nous plaisent, aussi.
quelle sera ma vie, quand je serai à tes côtés, et que la Chose me
rattrapera ? je l'ignore, je veux improviser. cette Chose ne
m'empêchera pas de faire ma vie avec toi. elle doit être moins forte
que mon amour, elle l'est forcément. elle ne peut pas être apprivoiser,
mais un jour, elle finira par m'abandonner. et je la quitterai sans
regret. il y a à peine un an, je t'écrivais pour t'expliquer ce
qui me rongeait. si la tendance s'est inversée depuis, ce n'est que
provisoire. j'en ai tellement conscience qu'en relisant cette lettre,
je n'ai ressenti que de la compréhension. j'ignore si tu l'as comprise,
cette lettre. j'ignore encore si tu sais en quel monstre ta fragile
petite fleur peut se transformer, quand elle est saisie en plein vol
par la faim. il y a à peine un an, je t'écrivais cette lettre ; depuis,
j'évite soigneusement de t'en parler, mais je sais que tu sais. et je
préfère que tu sois prévenu, avant que nous habitions sous le même
toit. tu es gros, je suis maigre. mais tu es un homme, et il m'arrive
de me transformer en monstre. pardonne-moi.
Le 20 janvier 2009,
Nantes.
Amour, Je
ne sais pas si tu te rappelles ces longues explications que je t’avais envoyées
au sujet de l’alimentation. Je te les remets ici, sur le mode impersonnel d’un
lettre tapée à l’ordinateur. Je déteste assez écrire sur des sujets qui me font
aussi mal. J’ai honte, je me sens sale. Voila. Une explication de plus, un pavé
de plus dans la mare, très certainement. Je t’aime. Pourquoi
t’écrire ? Le clivage se creuse entre moi et les autres. Je suis la cause
de mes maux. Je suis lucide, mais prisonnière. Et j’ai besoin de ta
compréhension. Et j’ai besoin de ton Amour. J’ai besoin de ta présence dans
toute sa simplicité. S’il
te plaît, Amour. Tu ne peux rien faire de mieux que de lire. J’ai besoin que tu
lises, mais que tu lises vraiment, que tu reçoives le texte et que tu
l’acceptes, que tu comprennes. Ou au moins que tu fasses semblant. J’ai besoin
de toi.
De la compulsion alimentaire. A
trop me priver, j’en paie constamment le prix. Qu’il est loin le temps du
plaisir, le temps de la farniente, le temps des envies. Bonjour réalité !
A moi de découvrir au monde mes viscères pourries, à moi de déverser ma bile
dans des bistrots crasseux, à moi d’aller vomir sur le parking des grands
magasins. A moi la verve et la vanité. Bonjour douleur, bonjour haine. Réfugiée
dans le triste univers du moi, je me complais dans les crasses de mon égoïsme
et de mon narcissisme. Il n’y a que moi pour jeter un regard désolé vers tous
ces substrats de dégueulis qui s’amassent en mon âme, qui grandissent en mon
ventre et jaillissent de ma bouche. Aller retour, entrecoupé par la nausée.
Compulsion et désamour. Violence. Ca
ne saisit jamais mon corps que de manière subite, comme un besoin ; ce n’est
jamais qu'une pulsion spontanée et inévitable. Ce qui rend, par conséquent, la
chose encore plus difficile à admettre. Comment voulez-vous ne pas vous haïr
quand vous n'avez pas la force de repousser le mal qui vous a saisi ? En vérité, tous
les maux ne sont pas inéluctables, et pourtant. Sclérosés dans mon acceptation,
je souffre de chaque instant. Quand la Chose me saisit, je pourrais l’éviter.
Oh, certes, je n’en sortirais pas indemne. Il me faudrait pour ça trouver
l’apogée de la souffrance dans quelque autre acte que ce soit, mais sortir du
monde des idées. C’est faiblesse que de refuser une douleur, et laisser entrer
la Chose, c’est peur et paralysie. Et puis, la plupart du temps, j’ai
l’illusion que laisser la Chose faire son œuvre ne peux pas me faire tant de
mal ; parfois, j’ai même l’illusion d’avoir besoin d’elle. Elle me domine. Je
ne m’ennuie jamais quand elle arrive ; ce serait trop simple, si tout
n’était lié qu’à l’ennui. Elle intervient généralement quand on m’a exhortée à
ne pas me laisser avoir à l’œuvre de son amie intime, dont je parlerai plus
tard, la privation. Ou alors quand mon quotidien m’oppresse et que je ne veux
plus penser aux effets de cette amie de la Chose. Ou encore quand je déteste. Au
départ, ce n’est pas désagréable. Ce n’est qu’une saine sensation de faim. Je
l’ignore un instant, je la connais bien, j’ai su la faire taire. La Chose n’a
pas encore fait son entrée fracassante. Et puis c’est au tour de la peur
d’arriver ; quand la peur est là, j’ai déjà rendu les armes. Je sais que
je ne lui résisterai pas. J’ai déjà signé mon arrêt de mort. S’ensuit une
confusion, un brouillon de paradoxes, un débat de sentiments, la seule volonté
d’oublier, d’être en paix, d’être sereine, rassurée. Céder, c’est la seule
issue pour faire taire ce qui grandit en moi à cet instant. Et
je fouille. Je commence par ce que j’ai, mais je n’ai rien. Un besoin de
consommer inexorable se met en route. Clope sur clope, café sur café. Je sais
que ce n’est pas ce dont la Chose se nourrit. Elle ne me laissera en paix que
lorsque j’aurai assouvi sa lubie. Et je ne veux que la faire taire, parce
qu’elle n’est pas moi. Saisie d’une dernière volonté de contrôle, je me promets
de ne pas faillir. D’aller au supermarché ; de n’y acheter que des légumes
et des yaourts. Si je n’en ai pas la possibilité, je me promets de ne prendre
qu’un sandwich de taille raisonnable à la boulangerie. Mais depuis cette peur,
je sais déjà que j’ai renoncé. Je me soumets. Dans les rayons du supermarché,
la Chose porte ma main vers ce qui me blesse, vers ce qui m’angoisse, vers ce
que je n’aurais jamais cru possible, depuis que je la croyais endormie. Dans le
panier, gras et sucré s’entassent, boites en carton renfermant de quoi
satisfaire la Chose – des milliers de calories, trop même pour que mon corps
soit capable de les ingérer en une seule fois, mais la peur me pousse à
dépasser les limites du raisonnable, esclave de la Chose, en prévision de son
réveil, pour pallier aux angoisses. Pantin ridicule, je paye et ressors avec
mon précieux chargement. Ma
pudeur lutte encore contre la Chose. Je me cache. Je la satisfais jusqu’à m’en
faire mal, jusqu’à en avoir mal au bide, je la satisfais en me maudissant, en
pleurant, en souffrant, en sachant que si je garde, le lendemain sera pire, que
si je garde d’autres pulsions surviendront, que si je garde mon poids va
monter. Alors je dégueule mes tripes avec rage dès que je le peux, je rends et
je m’épuise et je me hais et je veux mourir. Et pourtant, il m’arrive de
garder, croyant ainsi tendre à la vie, mais les lendemains s’ouvrent sur de
nouvelles preuves de mon incapacité à vivre sans me détruire. Et d’autres
compulsions. Mais
rien n’est compréhensible sans l’enchâssement étroit qu’il existe entre cette
Chose qui tantôt sommeille et tantôt laboure mon âme de ses griffes, et son
intime amie, la privation. Car chaque compulsion s’achève sur la promesse de ne
plus y céder, et chaque jour s’ouvre sur une nouvelle privation. Et que chaque
privation s’ouvre sur une nouvelle compulsion. La boucle est bouclée.
De la privation. La
question n’est pas de connaître la provenance de cette affirmation de soi. Je
n’ai jamais su intellectualiser les principes de ce refus ; je ne connais
que ce malaise face à l’assiette. Je ne connais que cette volonté d’oubli. Je
ne connais la privation que par cette volonté d’utiliser mon temps au profit
d’un repas spirituel qui, sans me donner la force, me donne ce qu’il est, et
qui me suffit. Oh, bien sûr, cela semble irrationnel quand on l’analyse !
la volonté n’y est pour rien, ou alors elle n’est qu’après la puissance que me
concède mon observation de l’autre. L’autre mange et apprécie. Je ne sais
manger que dans la souffrance de la Chose qui s’empare de mon âme et la tord,
et l’oppresse, et la râpe, et met mes entrailles et mon cœur à vif. Je ne sais
pas manger et apprécier. Ou
alors je ne sais plus. Qu’importe. Je n’y arrive pas. Mon intégrité me pousse
aux tréfonds de mon être qui lutte contre un cycle insupportable. La privation
entraîne l’obsession, l’obsession entraîne la compulsion, la compulsion
entraîne le dégoût, le dégout entraîne la privation ou l’obsession, comme je
l’ai évoqué précédemment. Insupportable, et pourtant, chaque instant donne
naissance à une lutte permanente entre la matière et l’esprit. Prisonnière d’un
corps à cœur, je me complais à croire que la privation peut me libérer de la
compulsion, qu’il me suffit d’étouffer la Chose. Et pourtant elle s’éveille, me
détruit et se rendort, rassasiée pour un temps. La privation la remplace ;
j’en suis toujours heureuse. Je
me fiche bien de maigrir, ou alors j’en suis contente, je ne saurais dire. J’ai
surtout une peur panique des interventions de la Chose. Elles me font prendre
énormément de poids en très peu de temps. Et puis par-dessus tout, j’ai peur
d’un jour ne plus pouvoir endormir cette Chose qui me domine de toute sa
cruauté. Alors je prévois. Je maigris. Mais ce n’est pas la cause essentielle. Quand
la privation fait place à la compulsion, je suis sereine. Sauf quand il s’agit
de se confronter à l’assiette. La même peur se manifeste : que dois-je
faire ? Manger, ingérer des forces et du poids ? Cela semble
impossible, l’angoisse s’empare de moi : je ne vois partout que lipides,
glucides, calories et kilos. Ne manger que le minimum pour tenir quelques
jours ? C’est encore la solution la plus acceptable même si elle demande
une maîtrise qui fait du repas une séance de torture, parce qu’elle ne permet
pas de l’aborder avec sérénité. Refuser, prétexter une quelconque nausée ?
Les gens parlent, et c’est une des raisons qui font se manifester la Chose ;
ou alors, il s’agit de le faire finement, ou de ne pas pouvoir faire autrement. La
meilleure solution reste l’absence inexpliquée. Seule, je m’enlise dans de
sombres pensées, mais j’échappe aux angoisses. « Je suis là, toute seule,
je crève d’ennui des autres. Je suis là alors que je pourrais être au
repas. » ; mais sitôt les autres sortis, je me glisse parmi eux sans
me faire voir et feins de m’intéresser à leurs discussions. Ils vivent ;
je ne me sens pas à ma place. C’est inexpliqué. Ils vivent et je m’acharne à
crever, et je me demande bien pourquoi. Pourquoi je vis seule pour ne pas
manger. Pourquoi je ne profite des autres que par brefs instant pour ne pas
voir à affronter un acte naturel. Quand
on me demande ce que j’ai fait à midi, je jauge mon interlocuteur avant de lui
répondre. Pour certaines personnes j’ai un budget limité et j’exploite ma pause
du midi pour travailler. Je dois passer pour une personne brillante et
volontaire. Pour d’autres, j’ai pris un sandwich en marchant. Je dois passer pour
une personne solitaire un peu perdue. Mais à certaines personnes je ne mens
pas : je n’ai juste pas envie de manger. Pas faim, est-ce un
mensonge ? Je ne sais plus. Je ne ressens plus la satiété puisque je mange
à m’en faire mal. Je ne ressens plus vraiment la faim non plus. Tout le monde
la ressent, paraît-il, à l’approche du repas de midi. Moi je n’ai plus que
l’obsession de manger, la plupart du temps étouffée. Je
ne veux pas laisser parler les gens, c’est trop désagréable. Ils n’ont que des
mots blessants et faux, des mots que je ressens moqueurs, des mots qui montrent
leur ignorance face à mes démons. Ils ne connaissent pas la fatigue, ils ne
connaissent pas les insomnies, ils ne connaissent pas les crampes, ils ne
connaissent pas les angoisses, ils ne connaissent pas le combat ni les armes de
la faim. Ils ne connaissent pas les démons et ne peuvent me comprendre. Je ne
suis pas de leur espèce ; bizarre pour certains, folle pour d’autres. Je
déteste ce regard qu’on porte sur moi, mais je suis bien consciente de ne pas
faire illusion chez les gens qui me côtoient. Et pourtant, ils devraient
comprendre avant de me juger que ce n’est pas que je ne veuille pas : je
ne peux, tout simplement, pas.
Manger, et apprécier, j’ai perdu ça au profit d’une destruction du cœur par la
privation du corps. Quoi
qu’il en soit, je me sens profondément seule. Et incapable d’être comprise.
Voila.
Je ne t’en ai pas parlé de nouveau, par honte peut-être. Si je le fais ce soir,
c’est pour que tu me comprennes. Je suis nulle, je me sens mal. Je suis en
train de me tuer dans les excès. Ma pudeur vis-à-vis de cette Chose est grande.
Je ne supporte pas d’être prise au dépourvu. Je ne t’en ai pas parlé. La
compulsion, depuis deux semaines. Sans cesse. Est-ce la frustration des
privations, le manque au corps ? est-ce la peur des cours ? quoi
d’autre ? Je ne sais pas. toujours est-il que depuis deux semaines, je ne
fais qu’enchainer compulsion sur compulsion. J’ai peur, j’ai très peur. Et la
peur entraine d’autres compulsions. Dans deux mois, qu’est-ce que je serai si
je continue comme ça ? J’achète.
Je me cache. J’avale. Je vomis. Ou pas. Je grossis. Je pleure. J’y reviens. Et
je le fais en vue de me faire du mal. Je n’y trouve aucun plaisir. Juste un
besoin increvable de me faire du mal. Tout le temps. Ce ne sont pas des cris
d’alerte de mon corps. Juste un besoin de le détruire encore un peu plus. Tu
sais, la boucle ? Bouclée. Je souffre et je me tais. Je me déteste et je
me cache. J’avale, j’avale, j’avale. Je n’en peux plus d’avoir MAL de tout ça.
A tout vouloir contrôler… je m’aperçois que je suis attrapée à ma propre
bêtise. Si c’est le résultat des privations, je les paye cher en étant envahie
par la Chose, manipulée comme une conne par une puissance qui me dépasse. Inapte
à vivre. Je me fais du mal. Je veux la sérénité. Une pause, par pitié. Au
secours. J’ai mal. Je tourne en rond, prisonnière. Au secours. Aide-moi… Ne
dis rien. Serre-moi contre toi. Je t’aime, j’ai besoin de toi.
Ne dis rien. Serre-moi contre toi.
il n'est pas très grand, plutôt malingre, un peu courbé, la cinquantaine bien avancée, et des cheveux qui autrefois devaient être d'un noir de jais. il est finalement d'une banalité à toute épreuve, le genre de personnage qui passe inaperçu quand on le croise. l'observateur attentif remarquera pourtant un je-ne-sais quoi dans sa démarche qui le détache du reste du monde. il pourra alors se dire : c'est un homme singulier que nous voyons là. son corps semble le gêner à chaque instant. son corps n'a rien à voir avec ce qu'il est. quand il passe sa main dans ses cheveux, quelques pellicules volent ça et là, pour venir se poser sur les épaules de son éternelle chemise bleue. il vit seul et s'en sort très bien. il a une petite maison sur le bord nord du centre-ville de nantes, avec une bibliothèque immense qui nous a beaucoup intrigués. le mystère n'a pas disparu quand nous sommes allés prendre le café chez lui. comte, nietszche et kant, nous nous y attendions. mais régis boyer et tintin ont aussi attiré notre regard. peut-être ne se rend-il pas compte qu'il est pour nous une figure d'un prestige si grand que nous souhaiterions prendre sa vie que personne n'envie pourtant. professeur de philosophie dans une des plus grandes prépas françaises, il nous enchantait quatre heures par semaine de lectures de merleau-ponty, de plotin et de rousseau, et il y mettait tant de coeur que nous étions forcés d'adhérer sans retenue. il ne sait pas, et nous restons silencieux. il ne sait pas qu'il est une bonne personne.
l'intelligence en marche, c'est ce mélange d'humilité et de culture, cette capacité d'analyse discrète dont il fait preuve quand il nous parle. sans exagérer le moins du monde, il place la conversation à un niveau juste au-dessus du nôtre pour nous stimuler sans que nous nous sentions minables. j'aime parler avec lui de mes dernières acquisitions, du sens et non sens aujourd'hui épuisé, trouvé chez le bouquiniste par hasard, de mythologie nordique, et d'autres choses extraordinaires qui m'aident à vivre. mais il a fallu grandir, et passer dans la classe supérieure. j'espère ne jamais l'oublier, car il fait partie de ces gens qui auront jalonné mon parcours de belles choses. il fait partie de ces rares personnes dont je peux dire qu'elles m'ont accroché aux lèvres un sourire, quand je pensais à elles alors que tout allait a vau-l'eau.
je regarde les cigarettes s'entasser dans mon cendrier marqué du 'pastis 51' bleu. la bouteille de coca 0 leader price est vide et traine lamentablement sur mon bureau. y'a pas de mots pour décrire la sècheresse émotionnelle que je ressens. c'est comme un désert de sentiments, aride, à perte de vue. la musique que j'écoute n'arrange certainement pas les choses. trip hop. je m'en fiche, je ne veux pas changer. ou si plutôt, je veux bien. mes seins sont trop lourds. personne ne peut rien pour moi. il me faut me reprendre en main.